Polychoralité ou « l’art du décalage ? »

 

 

Cori spezzati ou choeurs séparés… « Polychoralité » met en scène plusieurs chœurs jouant du « décalage » dans le temps – de Josquin Des Prés à Alexandros Markeas – et dans l’espace – 2, 4, 6 chœurs frontaux ou répartis dans l’édifice – mais toujours en quête d’équilibre.

Si l’on en trouve des exemples de tous temps et sous différentes formes dans l’histoire de la musique, le style polychoral est né véritablement à Venise d’un particularisme architectural : l’agencement intérieur de la Basilique Cathédrale Saint-Marc.

L’espacement des tribunes des chœurs engendrant une forme de décalage sonore, les compositeurs, en adoptant cet effet, posèrent les bases d’une évolution stylistique majeure, innovation musicale se diffusant alors dans toute l’Europe et préfigurant l’époque Baroque.

 

Joël Suhubiette aime à rappeler l’extraordinaire émulation entre les arts, dans cette période féconde de la Renaissance tardive qui voit l’apparition de la polychoralité :

JS : Les architectes n’ont de cesse à cette époque d’inventer des formes toujours plus sophistiquées, les peintres se libèrent des carcans du passé – Titien et Véronèse, par exemple, cherchent à tirer parti de la couleur plus que du trait -, les maîtres de chapelle s’inspirent de toutes ces influences. Ils se mettent à composer une musique moins codée, plus libre, mais au combien savante ! Elle nous fascine toujours autant aujourd’hui par son extraordinaire complexité.

 

© Michel Aguilar

Ce n’est pas la première fois que les éléments explorent le répertoire polychoral. Ce nouveau programme est-il une reprise ?

JS : A moitié seulement. Certaines pièces ont en effet été données à la création du programme en 2010. J’ai souhaité les reprendre en les associant à d’autres, pour un meilleur équilibre entre pièces spatialisées et celles à deux chœurs frontaux. Je souhaitais également balayer le temps d’une manière plus « complète ». « Qui habitat » de Josquin Des Prés est une pièce écrite autour de 1520 pour 6 chœurs à 4 voix ; elle démarre le programme. Nous le terminons avec « Medea Cinderella », pour quatre chœurs, commande des éléments au compositeur Alexandros Markeas. Entre les deux : la magnifique Messe à double chœur de Frank Martin puis retour en arrière avec Gallus, Bach ainsi que trois pièces romantiques.

 

La polychoralité est-elle plus complexe à appréhender, notamment quand on mélange les époques à l’intérieur d’un même programme ?

JS : Toutes les époques ont produit des œuvres polychorales, les musiciens ont toujours aimé s’essayer à cette forme de construction musicale. Pour les chanteurs, c’est un exercice également très exigeant. Il peut même être périlleux si la configuration du lieu ou l’acoustique ne s’y prêtent pas ! Etre ensemble à 24 voix demande une grande maîtrise technique, certes, mais l’essentiel est vraiment dans le travail de style. C’est tout l’intérêt d’un programme qui mélange les époques et c’est ce qui m’a amené à choisir ces pièces sacrées, chantées en latin, allemand, russe et grec ancien, qui nous font voyager à travers cinq siècles : comment faire « sonner les voix » pour camper ces univers différents, donner à entendre les couleurs qui conviennent, laisser émerger la poésie de chaque pièce avec toute la fluidité possible… ?

 

Ne faut-il pas être musicien soi-même pour apprécier toutes les subtilités d’une telle musique ?

JS : Le spécialiste a ses propres filtres, il s’attachera à la construction musicale et appréciera le travail de style. Le mélomane, lui, à coup sûr, se laissera porter par l’émotion… Entre intensité et équilibre, chacun est, de toute façon, soumis à une vraie stimulation auditive… le dispositif spatialisé de certaines pièces renforce d’ailleurs les sensations ressenties. C’est un peu comme au théâtre, l’expérience est autant physique qu’intellectuelle ; certains diraient même spirituelle…

 

Et pour vous, pour le choeur ? Y a t-il un moment où « l’exercice de style » change de nature et vous fait toucher du doigt une « autre dimension » ?

JS : Pour nous, rien n’est plus jubilatoire que de suivre les chemins complexes tracés par chaque compositeur tout en essayant de nous rapprocher de l’essence même de son œuvre à chaque interprétation ! Quelquefois, cela équivaut à prendre plus de liberté… modifier un tempo, améliorer le phrasé, s’interroger sur la couleur… L’extraordinaire complexité de l’écriture polychorale nous oblige à travailler à toujours plus de clarté. Produire de l’intensité en même temps qu’induire une forme de paix… elle est peut-être là, pour le public comme pour nous musiciens, « cette autre dimension » !

 


26 juin 2018, Flâneries Musicales de Reims (51)
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22 juillet 2019, Festival de Radio France France Occitanie Montpellier (34)