Rencontre avec Claire-Mélanie Sinnhuber et Joan Magrané Figuera

 

Alors que le chœur de chambre Les éléments part en tournée estivale, nous avons rencontré les compositeurs des deux commandes du programme « Au-delà des Cimes » : Joan Magrané Figuera, avec son œuvre L’encís, et Claire-Mélanie Sinnhuber, avec Neguan, elurte batez (En hiver, par un temps de Neige). Faisant écho à la thématique du programme, invitation à voyager et découvrir la musique polyphonique des Pyrénées, ils ont composé pour le chœur respectivement sur des textes en catalan et basque.
Nous avons souhaité en savoir plus sur leur processus de création et sur leur appropriation de ce thème : polyphonies en pays pyrénéens.


Claire-Mélanie Sinnhuber est une compositrice franco-suisse née en 1973 à Strasbourg.

Diplômée du Conservatoire de Paris, elle écrit beaucoup pour ensemble instrumental avant de se tourner peu à peu vers la voix, en 2013. Compositrice en résidence aux Eléments – Centre d’Art Vocal d’Occitanie, Neguan, elurte batez (En hiver, par un temps de Neige) est sa deuxième création avec le chœur, après la pièce pédagogique C’est l’hiver.

 

 


Joan Magrané Figuera est né en 1988 à Reus en Catalogne.

Formé à Barcelone, Gratz et Paris, il se perfectionne au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse. Ses œuvres sont jouées par divers ensembles (orchestre de chambre, orchestre symphonique, chœur), aux quatre coins de l’Europe. L’encís est sa première création avec le Chœur de chambre les éléments.

 

 

 

 


En quelques mots, comment présenteriez-vous votre travail de compositeur.rice ?

Joan Magrané Figuera : D’un point de vue pratique, il faut dire que je suis un compositeur très traditionnel. Sur ma table de travail je n’ai besoin que de papier et de crayon. Dans un monde, celui de nos jours, si réglé par des outils digitaux et automatiques, je trouve très important de rester le plus nu possible, sans intermédiaires entre nous-mêmes et notre imagination, face au travail de création artistique, et je crois que l’art doit nous servir surtout pour aller plus loin que la quotidienneté et la routine. Après, du côté esthétique, je considère la voix comme l’instrument primordial et principal, l’instrument vers lequel tous les autres tentent toujours de s’approcher, et c’est à cause de ça que ma musique est éminemment expressive et lyrique et a comme base, plutôt que d’autres éléments musicaux, la ligne et la polyphonie.

Claire-Mélanie Sinnhuber : Si je devais résumer ma démarche, cela se pourrait en trois verbes – jouer, suonare, tocar – qui expriment le jeu instrumental dans trois langues européennes. Jouer : la langue française souligne l’aspect ludique de le musique, joyeuse et vitale comme l’est le jeu enfantin. Suonare : l’italien met l’accent sur le son, le timbre, à partir duquel naissent le plus souvent mes pièces, toujours dans une quête de transparence. Tocar : l’espagnol évoque la part tangible de la musique qui implique un geste à l’origine du son. Écrire de la musique, c’est pour moi explorer les relations du corps à l’instrument et c’est faire danser le son.

 

Comment appréhendez-vous la création d’une œuvre ?

Joan Magrané Figuera : Il y a d’abord une sorte de quête de l’inspiration (même si ce mot est très dangereux à utiliser…) : des semaines ou des mois de recollection d’idées et de mise en relation de ces idées pour parvenir finalement à avoir en tête un paysage sonore. Je ne suis pas un compositeur qui sache travailler ex nihilo, tout au contraire, j’ai besoin (et je le trouve aussi plus enrichissant) de partir de quelque chose déjà existant qui puisse me servir d’impulsion ou de base. Puis, quand toutes les idées et intuitions sont plus ou moins claires et ordonnées, arrive le moment d’écrire les notes lentement sur la partition, presque à la façon d’un artisan. Il y a donc d’abord un travail de paysan et après d’artisan.

Claire-Mélanie Sinnhuber : Si chaque œuvre a une genèse différente en fonction du cahier des charges (effectif, durée, thème, collaboration…), quelques étapes d’écriture sont invariables :  prise de notes et croquis, études brèves sur des matériaux simples (rythmes, harmonies, timbres, éventuellement texte) et enfin écriture de la partition à proprement parler. La particularité de l’écriture d’une partition avec un texte, est que celui-ci offre sa propre matière formelle et sonore, avec laquelle je vais nécessairement jouer, que ce soit pour la suivre ou pour m’en éloigner.

 

L’encís est votre première œuvre pour le chœur de chambre Les éléments. Comment avez-vous abordé cette commande ?

Joan Magrané Figuera : Pour moi les interprètes sont un des principaux stimuli pour commencer à imaginer une nouvelle pièce et s’il s’agit d’ensembles vocaux le fait de savoir que la pièce sera chantée par Les éléments est quelque chose de très puissant. Un luxe. En plus, nous avons en commun notre amour pour la musique dite ancienne ce qui m’a ouvert tout un monde pour imaginer une nouvelle musique mais qui fait appel à une certaine façon de chanter et tout un répertoire de figures rhétoriques à utiliser.

 

Vous avez été accueillie en résidence par Les éléments – Centre d’Art Vocal, en 2020, pour l’écriture de deux nouvelles œuvres vocales :  une œuvre pédagogique C’est l’hiver pour chœur d’enfants ou chœur amateur, et Neguan, elurte batez (Temps de Neige) pour le chœur de chambre. Comment abordez-vous le travail de composition et de création avec Les éléments ?

Claire-Mélanie Sinnhuber : Si les deux pièces abordent toutes les deux le thème de l’hiver, elles sont totalement différentes.
J’ai d’abord composé Temps de Neige. C’est Joël Suhubiette qui m’a proposé ce texte qui m’a immédiatement plu. Il narre une bataille de boules de neige qui sera le théâtre de la brûlure de l’amour.  Le texte – dans une langue claire et alerte – provoque des sensations physiques avant d’être mentales : le mouvement, la douleur, le chaud, le froid.
Dès le départ je voulais une écriture à 16 voix pour pouvoir obtenir cette vibration unique qu’offre la division.
Une grande partie de la pièce est en langue française non seulement parce que je ne parle pas le basque, mais aussi parce que j’aime comprendre (même partiellement) ce qui est chanté. Ayant entendu le texte lu en basque (je remercie ici Maïder Martineau pour ses précieux enregistrements et conseils) j’ai voulu faire entendre cette langue qui irrigue la fin de la pièce par sa richesse percussive étonnante. 

Pour la pièce C’est l’hiver, je m’adressais à des jeunes et à des amateurs, la démarche a donc été très différente, je savais que je devrais prendre en compte certaines limites techniques. Au cours du travail d’études est née une chanson improvisée qui a servi de base pour la pièce dans ses trois versions (à une voix, 2 voix égales et 4 voix mixtes). Dans cette pièce à priori simple – éloge enfantin de l’hiver – les chanteurs pourront aborder des métriques irrégulières, un travail contrapuntique entre les pupitres, une intonation délicate (majeur/mineur alterné) et la pratique de percussion corporelle simultanée au chant.

 

« Au-delà des Cimes » est un programme de polyphonies pyrénéennes, mettant en avant la diversité culturelle et linguistique des Pyrénées à travers le temps. De quelle manière vous êtes-vous approprié ce thème ?

Joan Magrané Figuera : Ma famille maternelle vient des Pyrénées et j’y ai passé des très bons et nombreux moments dans ma vie. C’est donc un thème qui me touche spécialement. Aussi, la proposition d’utiliser un poème en catalan, ma langue, est devenue très propice. Même si dans la texture très complexe des 18 voix c’est évidemment très difficile de tout y comprendre, dans le détail de chaque voix, de chaque inflexion mélodique, j’ai essayé de travailler la sonorité de la langue de la façon la plus naturelle possible. C’est-à-dire, sans aller à l’encontre de sa propre fluidité. 

 

Comment avez-vous choisi le texte support de votre œuvre ? 

Joan Magrané Figuera : Quand j’ai reçu la commande avec l’idée du concert autour des Pyrénées j’ai pensé très vite au grand poème épique Canigó de Jacint Verdaguer qui explique la création mythique de cette chaîne montagneuse. C’est un authentique chef d’œuvre mais il est vrai que c’est aussi une manière d’écrire la poésie, celle de la fin du XIXème siècle, avec laquelle il est très compliqué de travailler sans être trop pris par sa structure interne, toujours fort bien ciselée. Quand j’y ai trouvé, à l’intérieur, le « rêve de Gentil », le protagoniste, j’ai vu que c’était le fragment idéal à mettre en musique : il s’agit d’un rêve où le héros de la narration entend le chant incantatoire des sirènes du Cap de Creus, le rocher où commencent à s’élever les Pyrénées au bord de la mer Méditerranée.

 

[Pour aller plus loin]

Pour découvrir le travail de Joan Magrané Figuera
Pour découvrir le travail de Claire-Mélanie Sinnhuber
Pour en savoir plus sur le programme  « Au-delà des Cimes »

Pour consulter le dossier pédagogique

 

[Suivre les éléments « au fil de l’été » 2021]