Camille Saint-Saëns, Messe de Requiem, chants et motets

 

A l’approche de l’Académie d’été des éléments – Centre d’Art Vocal Occitanie dédiée à Camille Saint-Saëns, dont les concerts sont le 08 août prochain à l’Abbaye de Sylvanès et le 10 août à l’Eglise Notre-Dame du Taur, nous vous proposons une immersion dans ce programme : une transcription de la Messe de Requiem et une sélection de chants et motets du célèbre compositeur français. 

Sous la plume du musicologue Fabien Guilloux, découvrez l’histoire et l’écriture de cette Messe de Requiem ainsi que le répertoire choral sacré et profane de Camille Saint-Saëns.

 


Fabien Guilloux consacre une partie de ses travaux à la musique française du XIXe siècle.

Membre du comité éditorial des Œuvres instrumentales complètes de Camille Saint-Saëns (Bärenreiter), il en assure le secrétariat de rédaction. Commissaire de l’exposition Un souffle de modernité ! Camille Saint-Saëns et les instruments à vent il est également secrétaire de la Société Camille Saint-Saëns.


 

Messe de Requiem, chants et motets

 

Au sein du vaste corpus des quelque 600 œuvres inscrites au catalogue de Camille Saint-Saëns (1835-1921), la soixantaine de pièces chorales religieuses y tient une place plutôt marginale. Ce constat étonne quand on sait que Saint-Saëns travailla pendant vingt-quatre ans au service de l’Église catholique – il tînt successivement les orgues des paroisses parisiennes de Saint-Merri (1853-1857) et de La Madeleine (1858-1877) – , qu’il fut un proche de Louis Niedermeyer (1802-1861), fondateur de l’École de de musique classique et religieuse (plus tard École Niedermeyer) dans laquelle Saint-Saëns enseigna quelques années, et qu’il était lui-même considéré comme un musicien d’église par ses contemporains. Si sa production de musique religieuse semble paradoxalement si réduite, cela tient principalement au fait que Saint-Saëns occupait une fonction d’organiste et non de maître de musique et que, par conséquent, il n’était pas tenu de composer pour les besoins du culte, se limitant à improviser à l’orgue comme le voulait l’usage. Lui que l’on voyait comme l’un des plus brillants organistes de sa génération – « Vous partitionnez l’orgue de façon inouïe, comme seulement un grand compositeur et grand virtuose, tel que vous, peut s’en montrer capable », lui écrira Franz Liszt (1811-1886) en 1882 – ne laisse d’ailleurs qu’une vingtaine de pièces pour son instrument, majoritairement destinées au concert et non à l’Église. En définitive, si l’on excepte les deux œuvres de concours que sont Ode à sainte Cécile (1852) et Messe op. 4 (1856), et les deux grandes fresques chorales de l’Oratorio de Noel op. 12 (1858) et du Psaume XVIII « Caeli enarrant » op. 42 (1865) destinées aux veillées de Noël à La Madeleine, le reste de son répertoire se limite à des petits motets avec accompagnement d’orgue pour les Saluts au Saint-Sacrement et pour le Mois de Marie (mai) que Saint-Saëns réunira en recueils régulièrement réédités de son vivant.

Au sein de cette production, la Messe de Requiem pour soli, chœurs et orchestre op. 54 (1878) occupe ainsi une place singulière, d’une part, parce qu’elle ne s’inscrit pas dans le cadre de ses fonctions officielles, d’autre part, parce qu’elle marque symboliquement la fin de la carrière de Saint-Saëns comme musicien au service de l’Église. Son activité de pianiste concertiste, de compositeur, de journaliste et, plus largement, d’animateur de la vie musicale – il venait de créer la Société nationale de Musique en 1871 -, s’accordait de plus en plus difficilement avec les obligations que lui imposaient sa charge d’organiste titulaire. L’opportunité de pouvoir se consacrer pleinement à ses nouvelles fonctions lui fut donnée en 1877 par un de ses amis, Albert Libon (1823-1877), directeur général des Postes et déjà dédicataire de son opéra Le Timbre d’argent (1877) qui, à son décès, lui lègue une forte somme d’argent « destinée à le soustraire à la servitude de l’orgue de la Madeleine et à lui permettre de se consacrer exclusivement à la composition musicale ». À sa mémoire, il compose en quelques jours une messe de Requiem qui sera créée le 22 mai 1878 à Saint-Sulpice, au cours d’une célébration commémorative ; Charles-Marie Widor (1844-1937) y tenait l’orgue et Saint-Saëns dirigeait les solistes, le chœur et l’orchestre. 

Dans la tradition française du rite catholique, la messe pour les défunts (missa pro defunctis) se chantait principalement en plain-chant alternant avec l’orgue. Les messes en musique étaient réservées aux services solennels et généralement chantées non pas le jour même des obsèques, mais à l’occasion de la « messe du bout de l’an », soit pour commémorer le premier anniversaire de la mort du défunt. Depuis le début du xixe siècle, les messes de requiem de Niccolò Jommelli (1756), de Wolfgang Amadeus Mozart (créée à Paris en 1804) et de Luigi Cherubini (1817) étaient considérées comme les modèles du genre et servaient de répertoire funèbre aux cérémonies officielles. Le traitement dramatique du texte, notamment dans le Requiem de Cherubini avec ses passages évoquant la terreur (Dies irae, Tuba mirum, Confutatis) ou la désolation (Lacrimosa) était tout particulièrement apprécié et devait trouver un point d’aboutissement dans les œuvres romantiques comme dans la Grande messe des morts (1837) d’Hector Berlioz (1803-1869), le Requiem héroïque (1846) de Pierre-Joseph Zimmermann (1785-1853) ou encore la Missa da Requiem de Giuseppe Verdi (1813-1901) régulièrement jouée à Paris à partir de 1874.

Saint-Saëns ne pouvait pas souscrire à l’esthétique romantique de la Grande Messe des Morts de Berlioz, « œuvre folle et sublime, qu’on ne peut sans hésitation classer dans la musique religieuse, tant elle secoue violemment les nerfs de l’auditeur. » Même s’il rejoint une certaine tradition française dans le traitement musical du texte, Saint-Saëns semble avoir retenu la leçon du second Requiem (1836) de Cherubini : il opte pour une approche plus paisible et résignée de la mort, que l’on retrouve également dans le Requiem de Franz Liszt, publié à Paris en 1869 et dont Saint-Saëns était un grand admirateur.

De manière assez classique, la Messe de Requiem de Saint-Saëns est structurée en huit numéros prévus pour s’intégrer aux restes des actions chantées en plain-chant de la messe. Selon l’usage, le n° 1 rassemble l’Introït (Requiem aeternam) et le Kyrie. D’après le compositeur, le thème initial remonte à la Guerre franco-prussienne de 1870-1871 où Saint-Saëns, engagé dans la Garde nationale pour la défense de Paris, avait été tragiquement confronté à la mort d’un autre de ses amis, le peintre Henri Regnault (1843-1871) :

Le 19 janvier 1871, à la nuit tombante, j’eus une sorte de pressentiment fatal.
Nous fumions tranquillement notre pipe, quand soudain, une idée musicale douloureuse me traversa le cerveau comme une flèche, sans la moindre raison apparente.
J’ai su depuis que c’était l’instant précis où mon ami Henri Regnault tombait

devant la ferme de Buzenval, mortellement frappé d’une balle prussienne.
Cette idée est devenue la phrase de début de mon Requiem.

Après le Graduel (Requiem aeternam) et le Trait (Absolve Domine) en plain-chant vient la Séquence intégralement mise en musique en trois sections distinctes : Dies irae (n° 2), Rex Tremendae (n° 3) et Oro supplex (n° 4), la première citant à l’orchestre la mélodie grégorienne du Dies irae. Du répons de l’Offertoire (Domine Jesu Christe) probablement entonné en plain-chant, seul le verset Hostias et preces tibi (n° 5) et la reprise du répons sont mis en musique. La messe s’achève avec le Sanctus – il est divisé en Sanctus (n° 6) et Benedictus (n° 7) – et l’Agnus Dei (n° 8) qui intègre le répons de Communion (Lux aeterna).

 

 

Dans sa version originale, l’œuvre comporte un dispositif orchestral très original composé de 4 flûtes, 2 hautbois, 2 cors anglais, 4 bassons, 4 cors, 4 trombones (en tribune) auxquels s’ajoutent 4 harpes, un pupitre de cordes et un orgue (déjà présent dans le Requiem de Liszt). Conçue initialement pour l’acoustique du vaste vaisseau de Saint-Sulpice, cette orchestration nuisait à la diffusion de l’œuvre. Pour cette raison, Saint-Saëns en proposa une autre version pour deux orgues, harpes et cordes qui s’est depuis lors maintenue au répertoire. Cette tradition d’adaptation des œuvres à l’acoustique et aux effectifs des paroisses (ou des salles de concert) est une constante dans le répertoire religieux de l’époque et explique que certaines œuvres soient aujourd’hui connues sous plusieurs versions alternatives, dans des éditions « transposées » ou avec des parties facultatives ad libitum. Gabriel Fauré (1845-1924) devait également proposer deux versions successives de sa célèbre Messe de Requiem op. 48 (1888, 1900) afin de l’adapter à divers usages.

Malgré son départ de La Madeleine en 1878 et son éloignement personnel de la foi chrétienne, Saint-Saëns continua d’écrire pour les besoins du culte, au gré de circonstances particulières. Le motet Pie Jesus (1885) pour basse, chœur ad libitum et orgue a ainsi été composé pour les funérailles nationales d’Amédée Courbet (1827-1885), amiral de la Flotte française, aux Invalides, le 27 août 1885. L’antienne pour la fête de saint Thomas Deus Abraham (1892) semble également avoir été commandée par sa dédicataire, la mezzo-soprano Renée Richard (1858-1947), créatrice des rôles de Anne Boleyn dans Henry VIII (1886) et de Françoise de Rimini dans Ascanio (1890) de Saint-Saëns. Quant au Quam dilecta op. 148, il est composé en novembre 1915 à la demande de Jules Meunier, maître de musique à Sainte-Clotilde de 1907 à 1948, pour les besoins d’un Salut au Saint-Sacrement. Ces deux derniers motets ont pour point commun un accompagnement d’orgue et de harpe ad libitum, une pratique qui semble liée à certaines grandes paroisses parisiennes. En revanche, leur traitement musical est différencié et témoigne de l’évolution dans les pratiques de la musique d’église catholique à la charnière des xixe et xxe siècles. Si Deus Abraham est encore traité dans le genre du motet avec soliste tel que pratiqué par les compositeurs formés à l’école de Niedermeyer, Quam dilecta entérine la révolution esthétique imposée par le Motu proprio (1903) de Pie X avec un retour aux formes polyphoniques de la fin de la Renaissance, notamment de Pierluigi da Palestrina, avec un traitement déclamatoire en faux-bourdon alternant avec des bicinium (à deux voix) et des passages fugués.

En parallèle de son œuvre vocale religieuse, Saint-Saëns a laissé un important répertoire choral profane composé d’œuvres pour chœur avec ou sans accompagnement, de vastes odes avec solistes, chœurs et orchestres comme La Lyre et la harpe op. 57 (1879) ou Nuit persane op. 26bis (1891), ou des cantates de circonstance comme Les Noces se Prométhée op. 19 (1867) ou Le Feu céleste op. 115 (1900) à l’occasion des expositions universelles de Paris. Dès les années 1860, dans le sillage d’Hector Berlioz et de Charles Gounod (1818-1893), Saint-Saëns s’est engagé auprès de l’Orphéon, vaste mouvement d’éducation musical populaire choral et instrumental (harmonies et fanfares) pour lequel il composa de nombreux chœurs a capella. Fin connaisseur du répertoire vocal de la Renaissance mais également des œuvres chorales de Mendelssohn qu’il appréciait tout particulièrement, Saint-Saëns nous laisse une trentaine de chœurs dont les plus célèbres sont probablement « Calme des nuits » et « Les fleurs et les arbres » publiés sous le titre Deux chœurs op. 68 (1883). Proche du mouvement littéraire et poétique du Parnasse, ayant pour chef de file Théophile Gautier (1811-1872) et Théodore de Banville (1823-1891), Saint-Saëns cultivait la poésie en amateur averti, n’hésitant pas à mettre en musique ses propres vers dont il publia même une anthologie sous le titre Rimes familières (1890). S’opposant au lyrisme et à la subjectivité des romantiques, Saint-Saëns partageait avec eux une même conception de « l’art pour l’art » ou l’œuvre est avant tout le produit d’un artiste-artisan érudit et maître des différentes techniques de son art. La pièce « Les fleurs et les arbres » peut être considérée comme une illustration de cette philosophie ou l’art et le travail de création artistique permettent de surmonter les épreuves de l’existence. On retrouve la même sérénité nostalgique et maîtrisée de la disparition de l’être aimée dans « Des pas dans l’allée », sur un poème de Charles-Maurice Couÿba alias Maurice Boukay (1866-1931).

Fabien Guilloux

[Documents]

Manuscrit autographe de la Messe de Requiem de Camille Saint-Saëns
> Première édition originale de la Messe de Requiem de Camille Saint-Saëns

 

[Pour aller plus loin]

> Découvrez la Société Camille Saint-Saëns
• Bonnaure, J., Saint-Saëns, préface de J.-Fr. Heisser, Arles, Actes Sud, 2010

• Saint-Saëns, un esprit libre, dir. M.-G. Soret, Paris, BnF Éditions, 2021
• Saint-Saëns, C., Écrits sur la musique et les musiciens, éd. M.-G. Soret, Paris, Vrin, 2012
• Saint-Saëns, C. et Renoud, G., Musique, foi et raison. Correspondance inédite, 1914-1921, éd. P. Guillot, Paris, L’Harmattan, 2014

[Concerts]

> 8 août, Abbaye de Sylvanès, 17h > Billeterie 
> 10 août, Eglise Notre-Dame-du-Taur, Toulouse, 19h > Billetterie

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