Abendlied-Morgenlied, un voyage romantique

Cette année, les retrouvailles du chœur de chambre Les éléments avec le programme Abendlied – Morgenlied ont été semé d’embûches ! Après une première date annulée le jour même, le 29 octobre 2020 à l’Eglise des Dominicains, l’annonce d’un second confinement a empêché le chœur de se produire au Collège des Bernardins le 14 novembre dernier. Cela nous a donné envie, malgré ces deux rendez-vous manqués, de vous proposer une immersion dans ce très beau programme romantique : Abendlied – Morgenlied.

 

 

Un « lied », « chant » en allemand, est un poème en langue germanique mis en musique, souvent chanté à une voix et accompagné d’un piano ou d’un ensemble instrumental. La particularité du lied, à partir du XIXème siècle notamment, est d’allier musique et poésie à égale importance ! 

Dans Abendlied – Morgenlied, Joël Suhubiette visite la poésie allemande dans l’expression chorale et alterne chants du soir (abendlied) et chants du matin (morgenlied), autour de la poésie torturée d’écrivains allemands de la première moitié du XIXème siècle, mise en musique par des compositeurs phares de l’époque : Robert Schumann ou encore Johannes Brahms. Un mot pour les décrire : romantique !

Le programme se termine enfin sur une commande d’œuvre du chœur de chambre, intitulé Sonderbare Bezaberung de Thierry Pécou. Le compositeur, né en 1960, y reprend les codes du lied allemand sur les mots de l’écrivain Hugo von Hofmannsthal.

 

 

Un siècle de romantisme

 

Pour comprendre l’impact et la portée de ces chants, un petit saut dans le temps est nécessaire.

Au lendemain de la Révolution Française, l’Europe est en guerre. Après les campagnes napoléoniennes, les puissances européennes doivent réinventer une paix et redessiner les frontières. Ce désir de consensus se sacralise en 1815, avec le Congrès de Vienne. Pour autant, la paix n’est pas rétablie et ces mêmes puissances sont rapidement secouées par des mouvements contestataires. Quelques années plus tard, en 1848, c’est l’apogée de ces luttes : le printemps des peuples, initié en France, gagne rapidement les pays voisins et annonce une vague révolutionnaire. Changement de régime, révoltes… tout au long du XIXème siècle, la volonté de rétablir la paix se dispute avec la révolution.

Cette période de troubles inspire les intellectuels et les artistes de l’époque, qui vivent et expriment cette rupture. Cette dernière, au de-là du politique, devient une véritable rupture des idées : une rupture avec le classicisme des Lumières et une rupture avec l’académisme en vigueur jusqu’à alors. Elle devient ainsi culturelle, esthétique, musicale, littéraire, picturale, avec l’émergence du romantisme en Allemagne au début du siècle. Les écrivains, les poètes mais aussi les peintres et les compositeurs romantiques prônent l’expression de leurs sentiments, de leurs émotions et de leurs tourments. Autour d’un « culte du moi », ils décrivent, peignent, composent sur le sentiment amoureux, la mélancolie, la passion, ou encore l’émerveillement face à la nature.

En musique, l’émotion devient centrale et gagne les modes d’écriture. Schubert, grand compositeur de lieder, se sert alors du lied, déjà éprouvé par Mozart ou Beethoven, pour transposer en musique les plumes exaltées, frustrées et torturées des poètes de son temps. Le XIXe siècle voit apparaître une nouvelle forme musicale chorale qui fait la part belle à la poésie.  Robert Schumann, Johannes Brahms, Felix Mendelssohn composent un grand nombre d’oeuvres de ce type et leurs successeurs comme ici Regger, Wolf, Hindemith, continueront dans cette lignée, créant une véritable tradition chorale de musique profane.

Les œuvres sélectionnées par Joël Suhubiette pour Abendlied – Morgenlied offrent un aperçu de cette sensibilité propre aux compositeurs et poètes romantiques et du lien qui les relie.

En 2016, dans une interview pour Culture 31, il a ces mots : « Pour les romantiques, les passions humaines sont très importantes. On y retrouve également le thème de l’Homme dans la Nature, l’introspection, qui va s’ouvrir vers la psychanalyse, tout un monde nouveau, musicalement parlant, après la période classique. Toute la musique romantique est intimement liée à la poésie de cette époque ».

Le Lied comme « expression musicale concise d’un fait ou d’un sentiment », pour reprendre les termes du compositeur Vincent d’Indy, présente ici dans sa version chorale l’expression d’un siècle de romantisme.

 


Le programme

 

 

Abendlied – Morgenlied propose différents allers-retours entre des œuvres de Robert Schumann, Johannes Brahms, Max Reger, Karlheinz Stockhausen, Paul Hindemith et Hugo Wolf.

Découvrez le programme complet ici !

 

 


Le coup de cœur des chanteurs : Trost de Max Regger

 

 

 

Cécile Dibon-Lafarge (soprano), Corinne Bahuaud (alto)
et Matthieu Le Levreur (basse) devaient retrouver le programme Abendlied – Morgenlied cet automne. 

Nous leur avons demandé de nous parler de ce programme et de leur œuvre fétiche.

 

Cécile Dibon-Lafarge, soprano

« Le programme Abenlied-Morgenlied est un moment de grande(s) poésie(s) : tous les sentiments romantiques, l’amour, l’extase, la mélancolie, la mort, y sont présents à leur tour.
Le phrasé, le lyrisme, très bien amenés pour les voix, sont conduits par le texte et pour lui, chaque mot a son rôle, chaque phrase a son poids ; ainsi nous prenons plaisir à chanter la poésie de la langue allemande.
Le programme très poétiquement construit par Joël et les pièces de piano magnifiquement interprétées par Corinne Durous contribuent à nous faire entendre toutes les couleurs de l’âme romantique.
J’ai une affection particulière pour le « Trost » de Max Reger.
C’est une longue berceuse, d’une douce mélancolie dont le texte encourage l’auditeur à l’espoir, celui de ne plus pleurer l’être aimé disparu mais de cependant ne jamais l’oublier….  « La douleur désolée de la séparation, Tu n’as pas à la souffrir, Restez seulement proche cœur contre cœur ! »
Cette pièce me touche par son texte mais aussi pour une raison simple : en trois endroits, Reger emprunte au style « ancien » du choral pour chœur a Capella… les voix à nu qui rompent l’espace d’un instant avec l’accompagnement du piano, les accords construits de retards et de dissonances;  le chœur « vibre » alors  autrement et les sons procurent une sensation – physique – de plénitude, aussitôt adoucie par une nouvelle entrée  du piano, qui, faisant toujours le lien, nous ramène dans l’instant  – et l’esthétique romantique – présent.
Comment ne pas penser avec amertume à la dernière représentation que nous devions faire au Festival de Musique Sacrée de Perpignan le 29 octobre dernier… concert qui avait déjà été annulé en avril ! Lors du raccord pour notre dernier concert avant nouveau confinement, notre ferveur musicale commune a été fauchée en plein vol lorsque nous avons appris que la Préfecture annulait toutes les manifestations culturelles du soir même en raison des attentats survenus en France ce jour-là.
Nous étions tous extrêmement tristes des événements mais aussi de ne pas partager une dernière fois avec le public notre amour passionné de la musique. Ce fut un sentiment de frustration immense, assorti d’incompréhension et d’impuissance. »

« Il n’y a pas de peine sur terre / Aussi brûlante, aussi forte, aussi sauvage / Qui ne soit transformée en expiation / Sois calme, et elle sera calmée ! » Extrait de Trost de Max Reger, poème d’Anton Müller

 

Corinne Bahuaud, alto 

« Ce programme est pour moi un des plus beaux programmes des éléments (avec polychoralités).
La musique romantique est extrêmement chère à mon cœur… Vocale, entière, amoureuse, sensible…,  le corps s’y implique naturellement, indépendamment de la technique, la musique nous implique entièrement, nous enveloppe et l’on donne tout, on se donne à ell … le romantisme à l’état pur, pas de frontières !
L’idée de monter un programme avec les fluctuations de la lumière « naturelle » amène une dimension encore plus poétique au programme, la sensibilité du son, des yeux ( j’avoue que j’aimerais être spectatrice de ce programme, rien que pour voir la lumière évoluer).
Mon œuvre préférée dans ce programme est de loin « Trost » de Reger (Drei Chöre) : une véritable découverte pour moi, le coup de cœur ! harmonies larges, subtiles, sensuelles, hyper vocal, où l’écriture et la beauté des accords nous permettent de se lâcher et de se donner… le pied !!!
La dernière fois que nous avons chanté ce programme fut à perpignan. Enfin, on l’a travaillé et, lors du raccord, on nous a annoncé l’annulation du concert pour des raisons de sécurité suite à l’attentat de Nice. En larmes, choqués par cette période, nous avons mis un terme à ce raccord en interprétant ce fameux Trost… à jamais gravé dans ma mémoire ! »

 

Matthieu Le Levreur, basse

« L’esthétique romantique est une période qui me touche particulièrement et encore plus spécifiquement avec la musique allemande. De la folie de Schumann, du génie de Brahms, en passant par la fougue de Reger jusqu’à l’écriture novatrice de Stockhausen, ce programme exigeant tant pour les chanteurs que pour les auditeurs nous emmène à travers les méandres des émotions, des plus heureuses aux plus sombres…
Ma pièce favorite de ce programme est le cycle «Drei Chöre» de Max Reger, pour chanteurs et piano. Joël m’a fait découvrir cette pièce et quel régal d’être embarqué dans ce lyrisme extraordinaire ! Trois chœurs pour trois ambiances différentes mais d’un charme absolu. »